Le Latitude 43 est un palace moderne conçu et édifié au début des années 30, après une décennie de réalisations manifestes de la première génération, dite héroïque, des architectes du Mouvement Moderne. Dès les années 20 en effet quelques uns d’entre eux ont eu l’occasion d’illustrer leur sensibilité sur le littoral du Var dans le cadre de commandes de maisons de vacances : Rob Mallet-Stevens, Pierre Chareau, Djo bourgeois, Pierre Barbe, Le Corbusier… Dans ces mêmes années 20, pour une clientèle moins sensible à l’avant-garde, Georges-Henri Pingusson - en association avec l’architecte Paul Furiet - réalise dans les Alpes-Maritimes et le Var des villas qui expriment sous une forme syncrétique les diverses sensibilités de la période : modernité fonctionnaliste, Art-déco, néo-régionalisme. La commande d’un grand hôtel à Saint-Tropez va le conduire à entrer de plein pied dans le groupe resserré des architectes modernes les plus radicaux. Une orientation qui lui vaudra de figurer dans le comité de rédaction de la revue L’Architecture d’Aujourd’hui créée en 1930.
MUTATIONS DES PRATIQUES TOURISTIQUES : LES ALÉAS D'UN PALACE MODERNE
Le témoignage de Pingusson permet de connaître précisément les conditions de la commande. Elle résulte d’une rencontre fortuite, entre amateurs de nautisme, dans le port de Sainte-Maxime, avec Georges Bernet ancien gérant d’hôtels parisiens, et sa compagne fortunée Renée Gaudin. Georges Bernet avait acheté un terrain à l’écart du centre historique de Saint-Tropez, s’étirant en profondeur au droit de la Nationale 98 et de la mer, avec l’intention de construire un hôtel. Un projet ambitieux résulte de leurs discussions, alors même que Saint-Tropez est encore un modeste port de pêche. Tôt célébré par des peintres (Signac…), le village est encore peu investi, à quelques rares exceptions (Colette…), par la clientèle parisienne et internationale que requiert un programme d’hôtel de prestige. Un certain nombre de choix peu assurés et des circonstances socio-économiques défavorables feront que le destin du Latitude 43 sera pour le moins chaotique.
Si l’on compare le projet de cet hôtel avec le programme type des palaces on retrouve les mêmes éléments de base : des espaces collectifs très diversifiés (de repas, de récréation, de mondanité, sportifs et de jeux, commerciaux, etc.), les chambres qui distinguent les résidents et la domesticité, le parc, les nombreux espaces dévolus aux services techniques. En cohérence avec ce programme Pingusson résume et précise celui du Latitude 43 de la sorte : “100 chambres avec 100 salles de bains, 20 chambres de courriers (hommes de confiance qui gèrent toute l’organisation des voyages et des séjours, ndr), 20 chambres de chauffeurs, un casino, un club sportif avec tennis et deux piscines, des boutiques et des commerces importants…” Au regard de cette description les propos de Pingusson associant l’esprit de l’hôtel à la clientèle attendue : “un rêve de retraite simple pour des intellectuels et des artistes…”, résonnent comme une contradiction.
Les premiers plans sont livrés le 19 octobre 1931 et le chantier, extrêmement rapide, s’étale sur les six premiers mois de l’année 1932. En juillet l’hôtel est livré avec ses annexes accessibles à un public extérieur (piscine, casino, dancing). Mais rapidement considéré comme non rentable il est racheté par un milliardaire russe, Georges Khiagine. Dans la période de la guerre qui arrive peu après l’hôtel est réquisitionné par l’État français et successivement occupé par les troupes italiennes, allemandes, américaines et l’État à nouveau. La réouverture est brève et suivie par le rachat du promoteur Lefebvre-Despeaux qui, en 1950, après de lourdes transformations, revend l’édifice divisé en appartements et le terrain en lots.
De fait ces péripéties tiennent à une conjoncture plus générale qui impacte la survie de l’hôtellerie de luxe, sur la Côte méditerranéenne comme sur les littoraux de l’Atlantique et de La Manche. Si elle démarre dès les années 1840, la grande période des palaces modernes s’étend des années 1890 à la première guerre mondiale. La conjoncture de l’entre-deux-guerres est celle de grands changements dans les domaines du tourisme et de la société : c’est le passage de la résidence d’hiver à la balnéarité d’été, de la concurrence des stations de montagne, de la révolution russe et ses effets sur la riche clientèle qui disparaît, de la crise économique des années 30 résultant du crack boursier de 1929 à New York, du Front populaire et l’amorce timide d’une démocratisation des vacances… C’est ainsi qu’au tournant des années 30 on assiste au déclin de certains palaces. La guerre et les occupations quasi systématiques laissent les grands hôtels dans un état dégradé qui conduira souvent à leur reconversion en copropriétés. Certains, situés en front de mer et dans un contexte urbain central, survivront dans leur fonction d’hôtel à l’instar de ceux des Alpes-Maritimes situés à Nice et à Cannes (Negresco, Ruhl, Carlton, Majestic, etc.). Tel ne fut pas le destin du Latitude 43.
UNE COMMANDE ET UN SITE D'EXCEPTION : LE GÉNIE D'UN PARTI EN COUPE
La commande faite à Pingusson est rare, exceptionnelle, elle l’engage dans la conception d’une oeuvre d’art totale. L’architecte dessine tout, du logotype de la société jusqu’à l’ameublement en passant par la vaisselle et les couverts, le papier à lettre, les costumes des différents employés… L’ensemble est en rapport avec l’esprit et les formes les plus avancés de la modernité. Si le mobilier d’extérieur est en bois et les chaises du restaurant en rotin, celui des chambres reprend le principe des structures tubulaires chères au Bauhaus (Stam, Breuer) et aux “Formes utiles” de l’Union des artistes modernes (UAM) créée en 1929 et dont Pingusson sera l’un des plus ardents protagonistes. Le décor des chambres est sobre et dépouillé, l’architecte le justifie par le désir d’une ambiance monacale propice au repos et à la méditation. La contribution de certains artistes est sollicitée. Le hall/salon d’accueil est décoré d’une fresque exécutée par le peintre anglais Harry Bloomfield et les murs des chambres pourvues des oeuvres du peintre anglais Roger Nickalls, un élève d’André Lhote. Le grand tapis du hall est dessiné par l’architecte avec l’aide de sa compagne Micheline Laurent et sera fabriqué par la manufacture de tapis de Cogolin.
La composition architecturale se caractérise par quelques éléments forts. Une grande barre de plus de cent mètres de long se distingue de celles des palaces déjà existants par sa minceur, la pureté de ses lignes sans décor, son traitement non symétrique (une valeur classique) mais néoplasique et néo-futuriste qui joue sur la dissymétrie et l’opposition entre l’étirement horizontal d’une masse principale et le contrepoint vertical du volume de circulation (à la manière des villas de Rob Mallet-Stevens). Sa subtile inclinaison en partie ouest - que Pingusson justifie par la protection au Mistral qu’il procure - permet en réalité de régler plusieurs questions, le marquage du passage de la route d’accès sous l’immeuble, l’atténuation de la longueur des coursives intérieures…
Le volume principal accueille l’espace de réception et les chambres, à l’exclusion des autres éléments importants du programme qui sont distribués dans le parc. Le bar-restaurant de 300 couverts est à la fois dissocié et directement articulé par des terrasses à l’espace d’accueil et une succession de baies horizontales assurent une transparence vers la mer. Un château d’eau est positionné sur la partie haute, en fond de parcelle, et à l’inverse une piscine olympique d’eau de mer et un casino/dancing ouverts au public extérieur situés près de la route nationale.
La caractéristique principale et originale est le choix d’un parti en coupe pour organiser la distribution des chambres dans la barre. Elle résulte d’une contrainte topographique originale, l’inclinaison de la côte se situant ici au nord. C’est en répondant à ce problème : comment préserver un ensoleillement au sud des chambres tout en leur offrant une vue au nord sur la mer ? ; que l’architecte met au point un dispositif en coupe tout à fait original et inédit, des coursives basses situées à mi-hauteur de deux chambres superposées. Les chambres, traversantes, peuvent aussi bénéficier de larges balcons au sud sur l’arrière et de fenêtres en longueur panoramiques au nord mettant en valeur la vue sur la mer.
Le parc planté de pins et cyprès est en grande partie conservé du jardin de la villa préexistante, le “château” Vasserot (qui sera démoli), avec aussi sa pergola, le puits et le tracé du chemin d’origine. Réaménagé ce dernier épouse la topographie et s’incline aux limites du terrain pour passer sous l’imposante barre de l’hôtel - où un massif cylindre marque son inflexion - et achever sa course sous un aérien auvent au pied des circulations verticales. Il offre aux clients de l’hôtel une séquence d’approche fluide et scénographique sur le mode de la découverte progressive.
UNE TENTATION DE LA MODERNITÉ : LA MÉTAPHORE DU NAUTISME
Latitude 43, le nom de l’édifice annonce d’emblée la sensibilité futuriste de ce projet moderne, à l’instar de la villa contemporaine, E1027, d’Eileen Gray et Jean Badovici à Roquebrune-Cap-Martin. Dès sa réalisation l’hôtel est salué par la presse et la critique professionnelle. La revue L’Architecture d’Aujourd’hui lui consacre, c’est inhabituel, vingt pages dans sa livraison de décembre 1932. Elle insiste sur l’ingéniosité du parti en coupe. Mais c’est le programme lui-même qui ne peut que retenir l’attention car il est proche d’un thème, l’immeuble communautaire, apprécié des architectes dans la période, à l’instar de ceux imaginés par les architectes constructivistes soviétiques (les “condensateurs sociaux”) et des recherches de Le Corbusier sur les “Unités d’habitation” de “Grandeur conforme” pourvues des “prolongements du logis”.
Confié à l’entreprise générale Clavier, le chantier se caractérise par le choix d’une structure en béton armé poteau/poutre avec remplissages de briques. Un dispositif qui n’est déjà plus original à l’époque, adopté pour la construction de nombreux hôtels et villas plus ou moins modernes, comme pour la villa Noailles à Hyères.
L’esthétique qui en résulte n’est pas celle de la vérité constructive, chère à Auguste Perret, mais conforme à la mise en valeur de la plastique des volumes puristes chère à Rob Mallet-Stevens, à Le Corbusier - ses villas des années 20 réalisées selon ces mêmes principes constructifs ne sont que des métaphores de machines - et plus généralement au principal courant de la modernité architecturale qualifié de Mouvement Moderne International.
La référence au nautisme, le “style paquebot », qui est un des marqueurs de la modernité de l’entre-deux-guerres - la grande époque des transatlantiques - marque le caractère du Latitude 43. Le drapeau de l’entrée, la grande cheminée en couronnement de l’édifice, la présence de hublots sur la cage d’escalier, à l’ouest et en partie haute de l’édifice, sont autant de détails qui y contribuent. Mais il y a plus, l’ordonnancement des masses elles-mêmes évoque les lignes d’un paquebot, font penser aux superstructures et aux decks d’un navire avec le retrait progressif des terrasses sur la partie supérieure du volume effilé, à l’horizontalité soulignée par les reliefs des coursives. Ces citations nautiques parfois faciles, surtout présentes dans l’architecture Art-déco, sans doute s’imposaient-elles ici, en bord de mer.
Les travaux “d’amélioration” entrepris dès 1937, toujours avec la contribution de Pingusson, n’ont pas altéré l’esprit d’origine mais au contraire amélioré la séquence d’accès (grand auvent), complété la composition des jardins (sculpture/filet d’eau/bassin), investi l’espace de la plage (embarcadère), substitué le caractéristique enduit blanc moderne à celui jaune-brun d’origine. Plus tard par contre quelques changements importants ont modifié en profondeur l’édifice et son contexte, comme la transformation des chambres en logements et un ensemble immobilier dans le parc réalisé dans les années 80. Un tardif escalier de secours extérieur à la plasticité assumée, au droit du pignon ouest, est même venu compléter la conformité du Latitude 43 au type de l’immeuble collectif moderne.
La relative intégrité de cette désormais copropriété, d’environ quatre-vingts logements, a justifié l’inscription de l’édifice à l’Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques en 1992. Ce titre lui en vaut un deuxième, celui d’Architecture Contemporaine Remarquable (nouvelle dénomination du Label Patrimoine XXe siècle obtenu en 2001).
- Briolle Cécile, Repiquet Jacques, “Latitude
43, Saint-Tropez, Georges-Henri Pingusson, architecte, 1932” in Modernismes, villégiature et projets d’architecture moderne sur la côte varoise, catalogue de l’exposition présentée par l’ADAC, Brignoles, septembre 1992.
- Texier Simon, Georges-Henri Pingusson, architecte, 1894-1978, Paris, Verdier, 2006
- Lavalou Armelle, La folle histoire du Latitude 43, Paris,
Linteau (du), 2012
- Bonillo Jean-Lucien (dir.) et Bartoli Pascale, Oser
l’architecture. Expérimentations modernes et contemporaines dans le Var, catalogue d’exposition Hôtel des Arts (Toulon), Conseil général du Var, 2012
- Lavelle Bruno, “Naissance des palaces sur la Côte d’Azur. Évocation de la grande hôtellerie à la Belle Époque” in Alpes-Maritimes et contrées limitrophes n°203, Nice, 2013
- Vieux Éric, “Le Latitude 43” in Freinet-Pays des Maures n°11,
2014-2015, pp. 69-85
- Bonillo Jean-Lucien (dir.), Bartoli Pascale, Colonna
Claudie, Lochard Thierry, L’architecture du XXe siècle dans le Var. Le patrimoine protégé et labellisé, Marseille, Imbernon, 2020 (première édition 2010)
- Bartoli Pascale, Habiter les vacances. Architectures et urbanisme des Trente Glorieuses sur le littoral du Var, Marseille, Imbernon, 2020
Cet ouvrage documente l’ensemble des 51 édifices labellisés Architecture Contemporaine Remarquable (ACR), par la Direction régionale des Affaires cultu- relles de la Région Sud-PACA. L’étude couvre une période qui s’étend du début du XXe siècle aux années 1980. Les quatre séquences retenues : l’entrée dans le siècle, l’entre-deux-guerres, la Reconstruction et les Trente Glorieuses sont traitées avec une introduction générale et des fiches synthétiques pour chaque édifice. Ces dernières abordent le contexte, la biographie de l’architecte et l’analyse architecturale.
Cette publication traite du renouvellement de l’urbanisme et de l’architecture liés au programme des vacances dans la période des trois décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale. Elle illustre notamment la diversité des villages de vacances proposés dans le cadre des nouvelles pratiques balnéaires. Ces réalisations visent un large éventail de publics, des plus bourgeois aux plus populaires. Avec leur dimension communautaire affirmée et les préoccupations naissantes concernant la protection des paysages, ces programmes sont des occasions d’expérimentation pour les architectes.
Le Latitude 43 est un palace moderne conçu et édifié au début des années 30, après une décennie de réalisations manifestes de la première génération, dite héroïque, des architectes du Mouvement Moderne. Dès les années 20 en effet quelques uns d’entre eux ont eu l’occasion d’illustrer leur sensibilité sur le littoral du Var dans le cadre de commandes de maisons de vacances : Rob Mallet-Stevens, Pierre Chareau, Djo bourgeois, Pierre Barbe, Le Corbusier… Dans ces mêmes années 20, pour une clientèle moins sensible à l’avant-garde, Georges-Henri Pingusson - en association avec l’architecte Paul Furiet - réalise dans les Alpes-Maritimes et le Var des villas qui expriment sous une forme syncrétique les diverses sensibilités de la période : modernité fonctionnaliste, Art-déco, néo-régionalisme. La commande d’un grand hôtel à Saint-Tropez va le conduire à entrer de plein pied dans le groupe resserré des architectes modernes les plus radicaux. Une orientation qui lui vaudra de figurer dans le comité de rédaction de la revue L’Architecture d’Aujourd’hui créée en 1930.
MUTATIONS DES PRATIQUES TOURISTIQUES : LES ALÉAS D'UN PALACE MODERNE
Le témoignage de Pingusson permet de connaître précisément les conditions de la commande. Elle résulte d’une rencontre fortuite, entre amateurs de nautisme, dans le port de Sainte-Maxime, avec Georges Bernet ancien gérant d’hôtels parisiens, et sa compagne fortunée Renée Gaudin. Georges Bernet avait acheté un terrain à l’écart du centre historique de Saint-Tropez, s’étirant en profondeur au droit de la Nationale 98 et de la mer, avec l’intention de construire un hôtel. Un projet ambitieux résulte de leurs discussions, alors même que Saint-Tropez est encore un modeste port de pêche. Tôt célébré par des peintres (Signac…), le village est encore peu investi, à quelques rares exceptions (Colette…), par la clientèle parisienne et internationale que requiert un programme d’hôtel de prestige. Un certain nombre de choix peu assurés et des circonstances socio-économiques défavorables feront que le destin du Latitude 43 sera pour le moins chaotique.
Si l’on compare le projet de cet hôtel avec le programme type des palaces on retrouve les mêmes éléments de base : des espaces collectifs très diversifiés (de repas, de récréation, de mondanité, sportifs et de jeux, commerciaux, etc.), les chambres qui distinguent les résidents et la domesticité, le parc, les nombreux espaces dévolus aux services techniques. En cohérence avec ce programme Pingusson résume et précise celui du Latitude 43 de la sorte : “100 chambres avec 100 salles de bains, 20 chambres de courriers (hommes de confiance qui gèrent toute l’organisation des voyages et des séjours, ndr), 20 chambres de chauffeurs, un casino, un club sportif avec tennis et deux piscines, des boutiques et des commerces importants…” Au regard de cette description les propos de Pingusson associant l’esprit de l’hôtel à la clientèle attendue : “un rêve de retraite simple pour des intellectuels et des artistes…”, résonnent comme une contradiction.
Les premiers plans sont livrés le 19 octobre 1931 et le chantier, extrêmement rapide, s’étale sur les six premiers mois de l’année 1932. En juillet l’hôtel est livré avec ses annexes accessibles à un public extérieur (piscine, casino, dancing). Mais rapidement considéré comme non rentable il est racheté par un milliardaire russe, Georges Khiagine. Dans la période de la guerre qui arrive peu après l’hôtel est réquisitionné par l’État français et successivement occupé par les troupes italiennes, allemandes, américaines et l’État à nouveau. La réouverture est brève et suivie par le rachat du promoteur Lefebvre-Despeaux qui, en 1950, après de lourdes transformations, revend l’édifice divisé en appartements et le terrain en lots.
De fait ces péripéties tiennent à une conjoncture plus générale qui impacte la survie de l’hôtellerie de luxe, sur la Côte méditerranéenne comme sur les littoraux de l’Atlantique et de La Manche. Si elle démarre dès les années 1840, la grande période des palaces modernes s’étend des années 1890 à la première guerre mondiale. La conjoncture de l’entre-deux-guerres est celle de grands changements dans les domaines du tourisme et de la société : c’est le passage de la résidence d’hiver à la balnéarité d’été, de la concurrence des stations de montagne, de la révolution russe et ses effets sur la riche clientèle qui disparaît, de la crise économique des années 30 résultant du crack boursier de 1929 à New York, du Front populaire et l’amorce timide d’une démocratisation des vacances… C’est ainsi qu’au tournant des années 30 on assiste au déclin de certains palaces. La guerre et les occupations quasi systématiques laissent les grands hôtels dans un état dégradé qui conduira souvent à leur reconversion en copropriétés. Certains, situés en front de mer et dans un contexte urbain central, survivront dans leur fonction d’hôtel à l’instar de ceux des Alpes-Maritimes situés à Nice et à Cannes (Negresco, Ruhl, Carlton, Majestic, etc.). Tel ne fut pas le destin du Latitude 43.
UNE COMMANDE ET UN SITE D'EXCEPTION : LE GÉNIE D'UN PARTI EN COUPE
La commande faite à Pingusson est rare, exceptionnelle, elle l’engage dans la conception d’une oeuvre d’art totale. L’architecte dessine tout, du logotype de la société jusqu’à l’ameublement en passant par la vaisselle et les couverts, le papier à lettre, les costumes des différents employés… L’ensemble est en rapport avec l’esprit et les formes les plus avancés de la modernité. Si le mobilier d’extérieur est en bois et les chaises du restaurant en rotin, celui des chambres reprend le principe des structures tubulaires chères au Bauhaus (Stam, Breuer) et aux “Formes utiles” de l’Union des artistes modernes (UAM) créée en 1929 et dont Pingusson sera l’un des plus ardents protagonistes. Le décor des chambres est sobre et dépouillé, l’architecte le justifie par le désir d’une ambiance monacale propice au repos et à la méditation. La contribution de certains artistes est sollicitée. Le hall/salon d’accueil est décoré d’une fresque exécutée par le peintre anglais Harry Bloomfield et les murs des chambres pourvues des oeuvres du peintre anglais Roger Nickalls, un élève d’André Lhote. Le grand tapis du hall est dessiné par l’architecte avec l’aide de sa compagne Micheline Laurent et sera fabriqué par la manufacture de tapis de Cogolin.
La composition architecturale se caractérise par quelques éléments forts. Une grande barre de plus de cent mètres de long se distingue de celles des palaces déjà existants par sa minceur, la pureté de ses lignes sans décor, son traitement non symétrique (une valeur classique) mais néoplasique et néo-futuriste qui joue sur la dissymétrie et l’opposition entre l’étirement horizontal d’une masse principale et le contrepoint vertical du volume de circulation (à la manière des villas de Rob Mallet-Stevens). Sa subtile inclinaison en partie ouest - que Pingusson justifie par la protection au Mistral qu’il procure - permet en réalité de régler plusieurs questions, le marquage du passage de la route d’accès sous l’immeuble, l’atténuation de la longueur des coursives intérieures…
Le volume principal accueille l’espace de réception et les chambres, à l’exclusion des autres éléments importants du programme qui sont distribués dans le parc. Le bar-restaurant de 300 couverts est à la fois dissocié et directement articulé par des terrasses à l’espace d’accueil et une succession de baies horizontales assurent une transparence vers la mer. Un château d’eau est positionné sur la partie haute, en fond de parcelle, et à l’inverse une piscine olympique d’eau de mer et un casino/dancing ouverts au public extérieur situés près de la route nationale.
La caractéristique principale et originale est le choix d’un parti en coupe pour organiser la distribution des chambres dans la barre. Elle résulte d’une contrainte topographique originale, l’inclinaison de la côte se situant ici au nord. C’est en répondant à ce problème : comment préserver un ensoleillement au sud des chambres tout en leur offrant une vue au nord sur la mer ? ; que l’architecte met au point un dispositif en coupe tout à fait original et inédit, des coursives basses situées à mi-hauteur de deux chambres superposées. Les chambres, traversantes, peuvent aussi bénéficier de larges balcons au sud sur l’arrière et de fenêtres en longueur panoramiques au nord mettant en valeur la vue sur la mer.
Le parc planté de pins et cyprès est en grande partie conservé du jardin de la villa préexistante, le “château” Vasserot (qui sera démoli), avec aussi sa pergola, le puits et le tracé du chemin d’origine. Réaménagé ce dernier épouse la topographie et s’incline aux limites du terrain pour passer sous l’imposante barre de l’hôtel - où un massif cylindre marque son inflexion - et achever sa course sous un aérien auvent au pied des circulations verticales. Il offre aux clients de l’hôtel une séquence d’approche fluide et scénographique sur le mode de la découverte progressive.
UNE TENTATION DE LA MODERNITÉ : LA MÉTAPHORE DU NAUTISME
Latitude 43, le nom de l’édifice annonce d’emblée la sensibilité futuriste de ce projet moderne, à l’instar de la villa contemporaine, E1027, d’Eileen Gray et Jean Badovici à Roquebrune-Cap-Martin. Dès sa réalisation l’hôtel est salué par la presse et la critique professionnelle. La revue L’Architecture d’Aujourd’hui lui consacre, c’est inhabituel, vingt pages dans sa livraison de décembre 1932. Elle insiste sur l’ingéniosité du parti en coupe. Mais c’est le programme lui-même qui ne peut que retenir l’attention car il est proche d’un thème, l’immeuble communautaire, apprécié des architectes dans la période, à l’instar de ceux imaginés par les architectes constructivistes soviétiques (les “condensateurs sociaux”) et des recherches de Le Corbusier sur les “Unités d’habitation” de “Grandeur conforme” pourvues des “prolongements du logis”.
Confié à l’entreprise générale Clavier, le chantier se caractérise par le choix d’une structure en béton armé poteau/poutre avec remplissages de briques. Un dispositif qui n’est déjà plus original à l’époque, adopté pour la construction de nombreux hôtels et villas plus ou moins modernes, comme pour la villa Noailles à Hyères.
L’esthétique qui en résulte n’est pas celle de la vérité constructive, chère à Auguste Perret, mais conforme à la mise en valeur de la plastique des volumes puristes chère à Rob Mallet-Stevens, à Le Corbusier - ses villas des années 20 réalisées selon ces mêmes principes constructifs ne sont que des métaphores de machines - et plus généralement au principal courant de la modernité architecturale qualifié de Mouvement Moderne International.
La référence au nautisme, le “style paquebot », qui est un des marqueurs de la modernité de l’entre-deux-guerres - la grande époque des transatlantiques - marque le caractère du Latitude 43. Le drapeau de l’entrée, la grande cheminée en couronnement de l’édifice, la présence de hublots sur la cage d’escalier, à l’ouest et en partie haute de l’édifice, sont autant de détails qui y contribuent. Mais il y a plus, l’ordonnancement des masses elles-mêmes évoque les lignes d’un paquebot, font penser aux superstructures et aux decks d’un navire avec le retrait progressif des terrasses sur la partie supérieure du volume effilé, à l’horizontalité soulignée par les reliefs des coursives. Ces citations nautiques parfois faciles, surtout présentes dans l’architecture Art-déco, sans doute s’imposaient-elles ici, en bord de mer.
Les travaux “d’amélioration” entrepris dès 1937, toujours avec la contribution de Pingusson, n’ont pas altéré l’esprit d’origine mais au contraire amélioré la séquence d’accès (grand auvent), complété la composition des jardins (sculpture/filet d’eau/bassin), investi l’espace de la plage (embarcadère), substitué le caractéristique enduit blanc moderne à celui jaune-brun d’origine. Plus tard par contre quelques changements importants ont modifié en profondeur l’édifice et son contexte, comme la transformation des chambres en logements et un ensemble immobilier dans le parc réalisé dans les années 80. Un tardif escalier de secours extérieur à la plasticité assumée, au droit du pignon ouest, est même venu compléter la conformité du Latitude 43 au type de l’immeuble collectif moderne.
La relative intégrité de cette désormais copropriété, d’environ quatre-vingts logements, a justifié l’inscription de l’édifice à l’Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques en 1992. Ce titre lui en vaut un deuxième, celui d’Architecture Contemporaine Remarquable (nouvelle dénomination du Label Patrimoine XXe siècle obtenu en 2001).
- Briolle Cécile, Repiquet Jacques, “Latitude
43, Saint-Tropez, Georges-Henri Pingusson, architecte, 1932” in Modernismes, villégiature et projets d’architecture moderne sur la côte varoise, catalogue de l’exposition présentée par l’ADAC, Brignoles, septembre 1992.
- Texier Simon, Georges-Henri Pingusson, architecte, 1894-1978, Paris, Verdier, 2006
- Lavalou Armelle, La folle histoire du Latitude 43, Paris,
Linteau (du), 2012
- Bonillo Jean-Lucien (dir.) et Bartoli Pascale, Oser
l’architecture. Expérimentations modernes et contemporaines dans le Var, catalogue d’exposition Hôtel des Arts (Toulon), Conseil général du Var, 2012
- Lavelle Bruno, “Naissance des palaces sur la Côte d’Azur. Évocation de la grande hôtellerie à la Belle Époque” in Alpes-Maritimes et contrées limitrophes n°203, Nice, 2013
- Vieux Éric, “Le Latitude 43” in Freinet-Pays des Maures n°11,
2014-2015, pp. 69-85
- Bonillo Jean-Lucien (dir.), Bartoli Pascale, Colonna
Claudie, Lochard Thierry, L’architecture du XXe siècle dans le Var. Le patrimoine protégé et labellisé, Marseille, Imbernon, 2020 (première édition 2010)
- Bartoli Pascale, Habiter les vacances. Architectures et urbanisme des Trente Glorieuses sur le littoral du Var, Marseille, Imbernon, 2020
Cet ouvrage documente l’ensemble des 51 édifices labellisés Architecture Contemporaine Remarquable (ACR), par la Direction régionale des Affaires cultu- relles de la Région Sud-PACA. L’étude couvre une période qui s’étend du début du XXe siècle aux années 1980. Les quatre séquences retenues : l’entrée dans le siècle, l’entre-deux-guerres, la Reconstruction et les Trente Glorieuses sont traitées avec une introduction générale et des fiches synthétiques pour chaque édifice. Ces dernières abordent le contexte, la biographie de l’architecte et l’analyse architecturale.
Cette publication traite du renouvellement de l’urbanisme et de l’architecture liés au programme des vacances dans la période des trois décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale. Elle illustre notamment la diversité des villages de vacances proposés dans le cadre des nouvelles pratiques balnéaires. Ces réalisations visent un large éventail de publics, des plus bourgeois aux plus populaires. Avec leur dimension communautaire affirmée et les préoccupations naissantes concernant la protection des paysages, ces programmes sont des occasions d’expérimentation pour les architectes.