L'histoire de la ville actuelle de Saint-Tropez débute en 1470, jour où le noble Raphaël de Garessio organise le repeuplement de Saint-Tropez à la demande de Jean Cossa, seigneur suzerain des terres du Golfe de Grimaud. Comme de nombreuses paroisses de Provence, Saint-Tropez avait été délaissée par sa population, victime des guerres, épidémies et disettes, les trois fléaux du Moyen-âge.
Les premiers Tropéziens, venus d'Italie ou des villages proches, construisent leurs maisons autour de la tour seigneuriale partiellement démolie, l'actuel château Suffren, place de la Mairie. Imaginons-les charriant les pierres depuis Ville-vieille, nom qu'ils donnent au village ancien situé sur les hauteurs, sans doute légèrement à l'ouest de l'actuelle chapelle Sainte-Anne, imaginons aussi les bateaux transporter les outils, les tuiles, la chaux. Quant au sable, il provient des plages proches et le bois du massif des Maures.
Ce premier Saint-Tropez se lit encore très bien dans la ville. Il s'étend de la place Garessio à la tour du Portalet. C'est à l'origine un tout petit village avec seulement trois rues : celle du Portalet, celle du puits et enfin, celle du Saint-Esprit qui existent encore. Un livre d'instructions nautiques, appelé portulan, paru dans les années 1470 décrit très sommairement ce premier village les pieds dans l'eau.
Il affirme surtout la vocation maritime du lieu en donnant quelques conseils aux marins : “Le golfe de Grimaud est un bon lieu pour crocher le fer, le fond est plat et tu y entres, et tu y mouilles l’ancre contre les maisons qui sont sur le rivage et garde-toi de deux écueils qui sont à l’entrée”. Petit à petit le port se développe et prend le dessus sur celui de Cavalaire pourtant très fréquenté depuis l'Antiquité. La ville connaît un essor remarquable durant tout le XVIe siècle et attirera marins et négociants.
LE XVIe SIÈCLE
C'est un siècle où l'on voit les terres de la petite seigneurie locale coincées entre la mer, Gassin et Ramatuelle être mises progressivement en culture. Une agriculture largement basée sur la vigne tant et si bien que la quantité de vin produite s’avèrera rapidement supérieure aux besoins de la population locale. Les Tropéziens qui regardent déjà vers le large l'exporterons vers les ports provençaux et très probablement italiens.
Ce cabotage représente une part importante de l'économie locale. Les patrons et les capitaines importent tout ce qui manque à commencer par le blé que les terres d'ici ne produisent que trop peu. Mais on importe aussi tout ce que la cité ne produit pas tel que céramiques, tissus, armes, bref tout ce qu’une cité en pleine expansion peut nécessiter. À l’inverse, les marins exportent aussi tout ce que la nature du massif des Maures offre de bois, de liège ou de châtaignes.
À côté de cette activité de cabotage la pêche se développe. On devrait même dire les pêches tant celle-ci adopte des formes variées. La petite bien sûr qui ramène sur les grèves du port le poisson consommé quotidiennement, puis à partir du XVIIe siècle la grande, celle du thon que l'on pêche avec les madragues, nom que l'on donne aux instruments de cette pêche mais aussi à la maison-entrepôt de ces pêcheurs. N'est-il pas symbolique que ce nom, qui rappelle une pêche violente qui voit la mer se rougir du sang des thons, soit devenu célèbre dans le monde entier après que la maison de ces pêcheurs a été achetée par Brigitte Bardot, une des plus grandes militantes de la cause animale ?
Il y a aussi la prestigieuse pêche du corail rouge arraché des fonds rocheux de ce massif des Maures qui plonge dans cette mer azur. Pline l'Ancien, historien romain du 1er siècle de notre ère, écrit dans son Histoire naturelle (XXXII, 11) que le littoral du sud de la Gaule abonde en corail et que celui qui bordent les îles d'Hyères est particulièrement réputé. La pêche se faisait en apnée pour le corail le plus proche de la surface ou plus souvent à l'aide d'une croix de Saint-André sur laquelle était fixée des filets qui accrochaient le corail plus profond. Les Tropéziens qui étaient spécialistes de cette pêche furent appelés dans les années 1540 par les Marseillais pour aller pêcher cet or rouge sur les côtes d'Afrique du Nord. Le corail participe ainsi à l'enrichissement de la ville qui compte près de 4000 habitants à la fin du XVIe siècle.
Ne croyons cependant pas que les Tropéziens de ce XVIe siècle ne connaissent pas de difficultés. L'installation à Alger dans les années 1510 des frères Barberousse, intrépides marins au service du sultan de Constantinople, inaugure des décennies de pirateries musulmanes sur tous les littoraux chrétiens. Saint-Tropez n'échappe pas à ces déprédations. Nombre de Tropéziens finissent en esclavage en Afrique du Nord. Certains, à l'image de Vincent Sigismond et d'Antoine Spitario parviennent à s'échapper en 1592, d'autres comme Barthélémy Magne, esclave à Tunis, meurent en captivité dans les années 1630. D'autres encore, de gré ou de force, sont convertis à la religion musulmane et deviennent à leur tour corsaires à l'image du jeune tropézien Jacques Fabre capturé à l'âge de 9 ans en 1609, circoncis de force sur le bateau qui le ramène à Tunis. En 1618, il est capturé par les Espagnols alors qu'il navigue sous le nom de Mourad. Ce danger insidieux et quasi permanent qui menace les habitants du littoral et les marins est rappelé par Nostradamus dans l'un de ses célèbres quatrains: “Non loin du port pillerie et naufrage/ De la Cieutat frapte Isles Stecades/ De Saint Tropé grand marchandise nage/ Chasse barbare au rivage et bourgades”. Les archives municipales regorgent d'allusions à ce danger. En 1518, les syndics de Saint-Tropez, nom que l'on donnait aux édiles municipaux, écrivent à ceux de Grimaud les informant que des pêcheurs ont repéré 14 voiles de Maures et de Turcs dans les mers des caps Taillat et Lardier.
En 1559, un garde du cap Lardier est tué, trois autres sont enlevés avec une femme et deux enfants. Une nouvelle attaque a lieu au même endroit en 1563 : une douzaine de Provençaux sont enlevés et une rançon immédiatement demandée.
Nous avons là la principale raison du développement de la milice bourgeoise qui existe encore de nos jours à travers le corps de bravade. À l'origine de la ville, ces hommes en arme étaient commandés par le seigneur ou par un homme honorablement connu et capable en cas d'absence du seigneur. À partir des années 1510, le seigneur qui ne réside pas souvent à Saint-Tropez délaisse peu à peu ses obligations militaires. En 1558, les autorités municipales décident de pallier cette défaillance en prenant en charge la défense de la cité en nommant annuellement un capitaine de ville. Si malgré ces dangers le XVIe siècle reste un siècle d'essor pour la ville et ses habitants, le siècle suivant est un siècle de crises.
LE XVIIe SIÈCLE
Le bel essor s'enraye en effet. Le danger barbaresque est à son apogée. Une grande partie de la flotte tropézienne est capturée. Les archives nous apprennent que de 1607 à 1625, 22 vaisseaux, tartanes et barques ont été pris ou brûlés par les pirates barbaresques. La ville s’appauvrit et perd près de 1 500 habitants. Le port mal curé se comble peu à peu des terres qui ruissèlent depuis la colline où, depuis les années 1600, une citadelle royale couronne la ville. Mais cette population qui se plaint des malheurs qui touchent sa paroisse est une population trop fière pour accepter cette citadelle, bastion du pouvoir royal, qui les oblige en plus à déplacer sur la colline voisine les moulins qui attendent chaque jour le vent et le blé d'ailleurs.
La situation semble tout aussi catastrophique au milieu du siècle. Dans les années 1660, la flotte ne se résume plus qu'à quelques tartanes et bateaux de pêche. Comme toutes les crises, celle-ci passe et on assiste à une reprise dès la fin du siècle.
LE XVIIIe SIÈCLE
Le XVIIIe siècle est marqué par une nouvelle période de développement durant laquelle les Tropéziens se tournent en nombre du côté de l'Empire ottoman. Les Turcs qui n'ont plus la maîtrise des mers voient leur commerce maritime diminuer. Pour eux, une seule solution, affréter des navires du roi de France, leur seul allié en Méditerranée depuis la signature de la paix entre François 1er et Soliman le Magnifique en 1536. Aussi étrange que cela puisse paraître, dans cet affrontement entre chrétiens et musulmans, ce sont les navires provençaux et notamment tropéziens qui vont assurer la sécurité en mer des biens et des personnes de l'Empire turc. Il faut y voir là l'expérience des marins de la petite cité provençale qui fréquentent depuis bien longtemps tous les rivages de la Méditerranée, de Gibraltar au Bosphore, d'Alexandrie à Marseille.
Les marins de la cité se mettent donc au service des sujets du sultan pour transporter biens et personnes d'un point à l'autre de l'Empire, à l'image de ce que font d'autres marins du littoral provençal. Les marins qui pratiquent ce grand cabotage, essentiellement dans le bassin oriental de la Méditerranée passent souvent la moitié de leur vie en Orient. Ils sont familiers des ports de Constantinople, de Beyrouth, Smyrne, Alexandrie, La Cannée, Tripoli... Les Trullet, les Allard, les Martin, les Guérin et bien d'autres encore, sont à l'origine de véritables dynastie de capitaines, de père et en fils. Qui se souvient de nos jours que les ancêtres du général Allard pratiquaient ce commerce dans les échelles du Levant ?
Le XVIIIe siècle est également marqué par le système des classes. Cette pratique mise en place par Colbert à la fin du siècle précédent consiste pour l'État à organiser une levée des marins français suivant ses besoins. Ainsi, les vaisseaux du Roi ont des équipages constitués de pêcheurs, d'ouvriers des chantiers navals et des marins du commerce, tous encadrés par des officiers souvent nobles. Saint-Tropez est une pépinière de marins car 6 à 7 hommes sur 10 ont une activité marine. Il n'est donc pas surprenant de les voir si nombreux appelés à Toulon pour embarquer sur les bâtiments de guerre. Ils sont plus de 200 à la bataille de Velez-Malaga, le 24 août 1704 durant la guerre de Succession d’Espagne, où la France soutient Philippe V, petit-fils du roi de France Louis XIV et roi d’Espagne contre les autres puissances européennes. L’Escadre du Levant, menée par Louis Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse et amiral de France quitte le port de Toulon pour reprendre Gibraltar à l’amiral anglais Rooke.
C'est 10% de la population totale de la ville, plus de 60% des marins de la cité. Ils sont plus de 500 à participer à tour de rôle à la Guerre d'Indépendance américaine de 1778 à 1784, plus d'une centaine à la tragique bataille d'Aboukir qui opposa les flottes britannique et française dans la baie d'Aboukir, près d'Alexandrie en Égypte entre le 1er et le 2 août 1798. On relève les noms de plus de 70 hommes présents au large de la Crimée en 1854. Malgré la baisse du nombre de marins, ils sont encore très nombreux à porter l'uniforme pendant les deux guerres mondiales.
LE XIXe SIÈCLE
Mais reprenons le fil de notre histoire en abordant le XIXe siècle. Ce siècle sera marqué par un certain déclin qu'illustre non sans ironie et emphase Eugène Sue dans son roman La Salamandre : “Tranquille et vieux port de Saint-Tropez, patrie d'un brave amiral, du noble Suffren ! Il ne te reste plus de ton ancienne splendeur que ces deux tours, rougies par un soleil ardent, crevassés, ruinées, mais parées de vertes couronnes de lierre et de guirlandes de convolvulus à fleurs bleues... Et toi aussi, l'on peut te plaindre, pauvre port de Saint-Tropez ! Car ce ne sont plus ces fringants navires aux banderoles écarlates qui mouillent dans tes eaux désertes ; non, c'est quelquefois un lourd bateau marchand, un maigre mystic ; et si par hasard, une mince goélette, au corsage étroit et serré comme une abeille, vient s'abattre à l'abri de ton môle, tout le bourg est en émoi”. Eugène Sue a bien senti qu'une page de l'histoire de la ville était en train de se tourner. Les glorieux voyages en Orient au service des Turcs étaient déjà un lointain souvenir, mais ce que semblait ignorer Eugène Sue, bien qu’amateur éclairé d’histoire maritime, c’est tous ces hommes naviguant sur les mers du globe au fil des côtes africaines ou à destination des Antilles pour des voyages au long cours. Lorsque son roman parut en 1832, Saint-Tropez se cherchait un avenir, et c’est avec la vitalité des chantiers naval de l’Annonciade que la gloire de la ville renaîtra au milieu du siècle.
Alors que les chantiers de La Ciotat et La Seyne se spécialisent dans la construction des vapeurs à coques métalliques, ceux de Saint-Tropez continuent à répondre à la forte demande de voiliers en bois. Les Tropéziens construisent de plus en plus grands. Les bricks et les trois-mâts sont réputés dans tous les ports méridionaux du pays. Les constructeurs tropéziens vendent leurs voiliers aux capitaines de la plupart des ports français méridionaux, d'Agde jusqu'à Antibes. Mais ce sont les armateurs et capitaines marseillais qui achètent les plus belles constructions aux Tropéziens. C'est ainsi, qu'Augustin Fabre, pour ne citer qu'un exemple, le grand armateur de la cité phocéenne des années 1830, achète au constructeur Jacques Bory, un grand trois-mâts de plus de 40 mètres qu'il nomme le Luminy, nom de sa propriété marseillaise.
Dans le même temps, les Tropéziens de la seconde moitié du XIXe siècle se détournent cependant petit à petit de la mer, mais nombreux sont ceux qui poursuivent encore le métier de leurs ancêtres. Ils passent de plus en plus le détroit de Gibraltar pour naviguer sur toutes les mers du monde à bord de grands trois mâts naviguant de l'océan Indien à la mer de Chine, le long des côtes africaines, de Gorée à Zanzibar, fréquenter les ports de La Havane, New York, Valparaiso ou San Francisco.
Les voyageurs de passage, à l'image de Guy de Maupassant ou ceux qui finissent par se fixer dans le petit port comme le peintre Paul Signac voient surtout chaque jour les pêcheurs revenir à quai faire sécher et remailler leurs filets pendant que les épouses vendent le poisson, en ignorant la vie de ces marins au long cours. Le mythe du charmant petit port de pêche naît ainsi.
Pourtant jusque dans les années 1920 encore, de grands capitaines de la cité commanderont parmi les plus belles unités de la marine marchande française sur les grandes lignes du Havre à New York ou de Marseille à Yokohama. En 1903, c'est même un Tropézien, Ignace Gardanne qui bat le record de traversée entre l'Angleterre et le Chili en 56 jours. Dans ce même temps, la petite cité attire ceux qui recherchent le calme, un bout du monde, isolé du reste de la Provence par le massif des Maures.
Émile Ollivier, le dernier chef de gouvernement de Napoléon III ouvrit la voie dès 1862, suivi à la fin du siècle par Octave Borrelli, bey du vice-roi d'Egypte qui fit construire un grand château qui porte encore son nom. La bâtisse couronne encore de nos jours les Parcs de Saint-Tropez. Les peintres, l'histoire est bien connue, mais aussi les écrivains puis les cinéastes après la Première Guerre mondiale s'installent dans la cité et dans le golfe.
C’est ainsi que Saint-Tropez change de visage une nouvelle fois. Rapidement le petit port devient très à la mode à cette époque et le célèbre homme de spectacle Léon Volterra n'y sera sans doute pas pour rien. Il fera l’acquisition en 1926 du château Camarat qui deviendra Voltera où furent accueillis entre autre Raimu avec qui il monta Marius de Marcel Pagnol au Théâtre de Paris, ou encore Colette qui commençait à s’offusquer de l’attrait trop touristique que prenait la ville. Volterra deviendra même maire de Saint-Tropez de 1935 à 1941. Le film de Jean Godard Pour un soir tourné dans la cité en 1931 avec dans le rôle principal Jean Gabin illustre magnifiquement ce Saint-Tropez des années folles qui perdurera encore quelque temps.
De nombreux autres films seront tournés à Saint-Tropez. On y rencontre des réalisateurs qui viennent raconter une histoire se passant en Provence comme Jean Choux qui tourne en 1929 La servante mais aussi plus curieusement ceux qui racontent une histoire dont l’intrigue se passe sous les tropiques. Ainsi, l’origine du nom de la plage de Tahiti est un hommage à la mémoire du tournage du film Aloha le chant des îles qui sortira en salle en 1937. L'année suivante c'est The Beachcomber qui sort en salle avec dans le rôle principal l'immense acteur Charles Laughton.
Après la Seconde guerre mondiale, Saint-Tropez sera plus à la mode que jamais. Les réalisateurs reviennent et dès 1954 sort en salle les Corsaires du bois de Boulogne de Norbert Carbonnaux assisté de Georges Lautner. Puis viendra le choc de l'année 1956 avec le mythique film de Roger Vadim Et Dieu créa la femme tourné en 1955 et auquel le célèbre club de la plage de Pampelonne doit son nom.
Pour la suite, nous connaissons mieux l’histoire, certainement parce que plus récente, qui verra naître le tourisme de masse et la notoriété de la ville se confirmer. Le monde entier - toutes classes sociales confondues - passe par Saint-Tropez où on lance la mode dans les années 60 et où l'on continue à tourner chefs-d'œuvre et nanars. Le port demeure aujourd'hui le plus célèbre port de plaisance du monde et la presqu'île reste encore, malgré de réels désordres environnementaux dû à sa surfréquentation, un des coins du littoral du sud de la France les plus préservés et les moins artificialisés. Et on l'aura compris, derrière une image festive se cache une histoire riche et plus secrète, celle de Tropéziens qui génération après génération ont fait le Saint-Tropez d'aujourd'hui.
L'histoire de la ville actuelle de Saint-Tropez débute en 1470, jour où le noble Raphaël de Garessio organise le repeuplement de Saint-Tropez à la demande de Jean Cossa, seigneur suzerain des terres du Golfe de Grimaud. Comme de nombreuses paroisses de Provence, Saint-Tropez avait été délaissée par sa population, victime des guerres, épidémies et disettes, les trois fléaux du Moyen-âge.
Les premiers Tropéziens, venus d'Italie ou des villages proches, construisent leurs maisons autour de la tour seigneuriale partiellement démolie, l'actuel château Suffren, place de la Mairie. Imaginons-les charriant les pierres depuis Ville-vieille, nom qu'ils donnent au village ancien situé sur les hauteurs, sans doute légèrement à l'ouest de l'actuelle chapelle Sainte-Anne, imaginons aussi les bateaux transporter les outils, les tuiles, la chaux. Quant au sable, il provient des plages proches et le bois du massif des Maures.
Ce premier Saint-Tropez se lit encore très bien dans la ville. Il s'étend de la place Garessio à la tour du Portalet. C'est à l'origine un tout petit village avec seulement trois rues : celle du Portalet, celle du puits et enfin, celle du Saint-Esprit qui existent encore. Un livre d'instructions nautiques, appelé portulan, paru dans les années 1470 décrit très sommairement ce premier village les pieds dans l'eau.
Il affirme surtout la vocation maritime du lieu en donnant quelques conseils aux marins : “Le golfe de Grimaud est un bon lieu pour crocher le fer, le fond est plat et tu y entres, et tu y mouilles l’ancre contre les maisons qui sont sur le rivage et garde-toi de deux écueils qui sont à l’entrée”. Petit à petit le port se développe et prend le dessus sur celui de Cavalaire pourtant très fréquenté depuis l'Antiquité. La ville connaît un essor remarquable durant tout le XVIe siècle et attirera marins et négociants.
LE XVIe SIÈCLE
C'est un siècle où l'on voit les terres de la petite seigneurie locale coincées entre la mer, Gassin et Ramatuelle être mises progressivement en culture. Une agriculture largement basée sur la vigne tant et si bien que la quantité de vin produite s’avèrera rapidement supérieure aux besoins de la population locale. Les Tropéziens qui regardent déjà vers le large l'exporterons vers les ports provençaux et très probablement italiens.
Ce cabotage représente une part importante de l'économie locale. Les patrons et les capitaines importent tout ce qui manque à commencer par le blé que les terres d'ici ne produisent que trop peu. Mais on importe aussi tout ce que la cité ne produit pas tel que céramiques, tissus, armes, bref tout ce qu’une cité en pleine expansion peut nécessiter. À l’inverse, les marins exportent aussi tout ce que la nature du massif des Maures offre de bois, de liège ou de châtaignes.
À côté de cette activité de cabotage la pêche se développe. On devrait même dire les pêches tant celle-ci adopte des formes variées. La petite bien sûr qui ramène sur les grèves du port le poisson consommé quotidiennement, puis à partir du XVIIe siècle la grande, celle du thon que l'on pêche avec les madragues, nom que l'on donne aux instruments de cette pêche mais aussi à la maison-entrepôt de ces pêcheurs. N'est-il pas symbolique que ce nom, qui rappelle une pêche violente qui voit la mer se rougir du sang des thons, soit devenu célèbre dans le monde entier après que la maison de ces pêcheurs a été achetée par Brigitte Bardot, une des plus grandes militantes de la cause animale ?
Il y a aussi la prestigieuse pêche du corail rouge arraché des fonds rocheux de ce massif des Maures qui plonge dans cette mer azur. Pline l'Ancien, historien romain du 1er siècle de notre ère, écrit dans son Histoire naturelle (XXXII, 11) que le littoral du sud de la Gaule abonde en corail et que celui qui bordent les îles d'Hyères est particulièrement réputé. La pêche se faisait en apnée pour le corail le plus proche de la surface ou plus souvent à l'aide d'une croix de Saint-André sur laquelle était fixée des filets qui accrochaient le corail plus profond. Les Tropéziens qui étaient spécialistes de cette pêche furent appelés dans les années 1540 par les Marseillais pour aller pêcher cet or rouge sur les côtes d'Afrique du Nord. Le corail participe ainsi à l'enrichissement de la ville qui compte près de 4000 habitants à la fin du XVIe siècle.
Ne croyons cependant pas que les Tropéziens de ce XVIe siècle ne connaissent pas de difficultés. L'installation à Alger dans les années 1510 des frères Barberousse, intrépides marins au service du sultan de Constantinople, inaugure des décennies de pirateries musulmanes sur tous les littoraux chrétiens. Saint-Tropez n'échappe pas à ces déprédations. Nombre de Tropéziens finissent en esclavage en Afrique du Nord. Certains, à l'image de Vincent Sigismond et d'Antoine Spitario parviennent à s'échapper en 1592, d'autres comme Barthélémy Magne, esclave à Tunis, meurent en captivité dans les années 1630. D'autres encore, de gré ou de force, sont convertis à la religion musulmane et deviennent à leur tour corsaires à l'image du jeune tropézien Jacques Fabre capturé à l'âge de 9 ans en 1609, circoncis de force sur le bateau qui le ramène à Tunis. En 1618, il est capturé par les Espagnols alors qu'il navigue sous le nom de Mourad. Ce danger insidieux et quasi permanent qui menace les habitants du littoral et les marins est rappelé par Nostradamus dans l'un de ses célèbres quatrains: “Non loin du port pillerie et naufrage/ De la Cieutat frapte Isles Stecades/ De Saint Tropé grand marchandise nage/ Chasse barbare au rivage et bourgades”. Les archives municipales regorgent d'allusions à ce danger. En 1518, les syndics de Saint-Tropez, nom que l'on donnait aux édiles municipaux, écrivent à ceux de Grimaud les informant que des pêcheurs ont repéré 14 voiles de Maures et de Turcs dans les mers des caps Taillat et Lardier.
En 1559, un garde du cap Lardier est tué, trois autres sont enlevés avec une femme et deux enfants. Une nouvelle attaque a lieu au même endroit en 1563 : une douzaine de Provençaux sont enlevés et une rançon immédiatement demandée.
Nous avons là la principale raison du développement de la milice bourgeoise qui existe encore de nos jours à travers le corps de bravade. À l'origine de la ville, ces hommes en arme étaient commandés par le seigneur ou par un homme honorablement connu et capable en cas d'absence du seigneur. À partir des années 1510, le seigneur qui ne réside pas souvent à Saint-Tropez délaisse peu à peu ses obligations militaires. En 1558, les autorités municipales décident de pallier cette défaillance en prenant en charge la défense de la cité en nommant annuellement un capitaine de ville. Si malgré ces dangers le XVIe siècle reste un siècle d'essor pour la ville et ses habitants, le siècle suivant est un siècle de crises.
LE XVIIe SIÈCLE
Le bel essor s'enraye en effet. Le danger barbaresque est à son apogée. Une grande partie de la flotte tropézienne est capturée. Les archives nous apprennent que de 1607 à 1625, 22 vaisseaux, tartanes et barques ont été pris ou brûlés par les pirates barbaresques. La ville s’appauvrit et perd près de 1 500 habitants. Le port mal curé se comble peu à peu des terres qui ruissèlent depuis la colline où, depuis les années 1600, une citadelle royale couronne la ville. Mais cette population qui se plaint des malheurs qui touchent sa paroisse est une population trop fière pour accepter cette citadelle, bastion du pouvoir royal, qui les oblige en plus à déplacer sur la colline voisine les moulins qui attendent chaque jour le vent et le blé d'ailleurs.
La situation semble tout aussi catastrophique au milieu du siècle. Dans les années 1660, la flotte ne se résume plus qu'à quelques tartanes et bateaux de pêche. Comme toutes les crises, celle-ci passe et on assiste à une reprise dès la fin du siècle.
LE XVIIIe SIÈCLE
Le XVIIIe siècle est marqué par une nouvelle période de développement durant laquelle les Tropéziens se tournent en nombre du côté de l'Empire ottoman. Les Turcs qui n'ont plus la maîtrise des mers voient leur commerce maritime diminuer. Pour eux, une seule solution, affréter des navires du roi de France, leur seul allié en Méditerranée depuis la signature de la paix entre François 1er et Soliman le Magnifique en 1536. Aussi étrange que cela puisse paraître, dans cet affrontement entre chrétiens et musulmans, ce sont les navires provençaux et notamment tropéziens qui vont assurer la sécurité en mer des biens et des personnes de l'Empire turc. Il faut y voir là l'expérience des marins de la petite cité provençale qui fréquentent depuis bien longtemps tous les rivages de la Méditerranée, de Gibraltar au Bosphore, d'Alexandrie à Marseille.
Les marins de la cité se mettent donc au service des sujets du sultan pour transporter biens et personnes d'un point à l'autre de l'Empire, à l'image de ce que font d'autres marins du littoral provençal. Les marins qui pratiquent ce grand cabotage, essentiellement dans le bassin oriental de la Méditerranée passent souvent la moitié de leur vie en Orient. Ils sont familiers des ports de Constantinople, de Beyrouth, Smyrne, Alexandrie, La Cannée, Tripoli... Les Trullet, les Allard, les Martin, les Guérin et bien d'autres encore, sont à l'origine de véritables dynastie de capitaines, de père et en fils. Qui se souvient de nos jours que les ancêtres du général Allard pratiquaient ce commerce dans les échelles du Levant ?
Le XVIIIe siècle est également marqué par le système des classes. Cette pratique mise en place par Colbert à la fin du siècle précédent consiste pour l'État à organiser une levée des marins français suivant ses besoins. Ainsi, les vaisseaux du Roi ont des équipages constitués de pêcheurs, d'ouvriers des chantiers navals et des marins du commerce, tous encadrés par des officiers souvent nobles. Saint-Tropez est une pépinière de marins car 6 à 7 hommes sur 10 ont une activité marine. Il n'est donc pas surprenant de les voir si nombreux appelés à Toulon pour embarquer sur les bâtiments de guerre. Ils sont plus de 200 à la bataille de Velez-Malaga, le 24 août 1704 durant la guerre de Succession d’Espagne, où la France soutient Philippe V, petit-fils du roi de France Louis XIV et roi d’Espagne contre les autres puissances européennes. L’Escadre du Levant, menée par Louis Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse et amiral de France quitte le port de Toulon pour reprendre Gibraltar à l’amiral anglais Rooke.
C'est 10% de la population totale de la ville, plus de 60% des marins de la cité. Ils sont plus de 500 à participer à tour de rôle à la Guerre d'Indépendance américaine de 1778 à 1784, plus d'une centaine à la tragique bataille d'Aboukir qui opposa les flottes britannique et française dans la baie d'Aboukir, près d'Alexandrie en Égypte entre le 1er et le 2 août 1798. On relève les noms de plus de 70 hommes présents au large de la Crimée en 1854. Malgré la baisse du nombre de marins, ils sont encore très nombreux à porter l'uniforme pendant les deux guerres mondiales.
LE XIXe SIÈCLE
Mais reprenons le fil de notre histoire en abordant le XIXe siècle. Ce siècle sera marqué par un certain déclin qu'illustre non sans ironie et emphase Eugène Sue dans son roman La Salamandre : “Tranquille et vieux port de Saint-Tropez, patrie d'un brave amiral, du noble Suffren ! Il ne te reste plus de ton ancienne splendeur que ces deux tours, rougies par un soleil ardent, crevassés, ruinées, mais parées de vertes couronnes de lierre et de guirlandes de convolvulus à fleurs bleues... Et toi aussi, l'on peut te plaindre, pauvre port de Saint-Tropez ! Car ce ne sont plus ces fringants navires aux banderoles écarlates qui mouillent dans tes eaux désertes ; non, c'est quelquefois un lourd bateau marchand, un maigre mystic ; et si par hasard, une mince goélette, au corsage étroit et serré comme une abeille, vient s'abattre à l'abri de ton môle, tout le bourg est en émoi”. Eugène Sue a bien senti qu'une page de l'histoire de la ville était en train de se tourner. Les glorieux voyages en Orient au service des Turcs étaient déjà un lointain souvenir, mais ce que semblait ignorer Eugène Sue, bien qu’amateur éclairé d’histoire maritime, c’est tous ces hommes naviguant sur les mers du globe au fil des côtes africaines ou à destination des Antilles pour des voyages au long cours. Lorsque son roman parut en 1832, Saint-Tropez se cherchait un avenir, et c’est avec la vitalité des chantiers naval de l’Annonciade que la gloire de la ville renaîtra au milieu du siècle.
Alors que les chantiers de La Ciotat et La Seyne se spécialisent dans la construction des vapeurs à coques métalliques, ceux de Saint-Tropez continuent à répondre à la forte demande de voiliers en bois. Les Tropéziens construisent de plus en plus grands. Les bricks et les trois-mâts sont réputés dans tous les ports méridionaux du pays. Les constructeurs tropéziens vendent leurs voiliers aux capitaines de la plupart des ports français méridionaux, d'Agde jusqu'à Antibes. Mais ce sont les armateurs et capitaines marseillais qui achètent les plus belles constructions aux Tropéziens. C'est ainsi, qu'Augustin Fabre, pour ne citer qu'un exemple, le grand armateur de la cité phocéenne des années 1830, achète au constructeur Jacques Bory, un grand trois-mâts de plus de 40 mètres qu'il nomme le Luminy, nom de sa propriété marseillaise.
Dans le même temps, les Tropéziens de la seconde moitié du XIXe siècle se détournent cependant petit à petit de la mer, mais nombreux sont ceux qui poursuivent encore le métier de leurs ancêtres. Ils passent de plus en plus le détroit de Gibraltar pour naviguer sur toutes les mers du monde à bord de grands trois mâts naviguant de l'océan Indien à la mer de Chine, le long des côtes africaines, de Gorée à Zanzibar, fréquenter les ports de La Havane, New York, Valparaiso ou San Francisco.
Les voyageurs de passage, à l'image de Guy de Maupassant ou ceux qui finissent par se fixer dans le petit port comme le peintre Paul Signac voient surtout chaque jour les pêcheurs revenir à quai faire sécher et remailler leurs filets pendant que les épouses vendent le poisson, en ignorant la vie de ces marins au long cours. Le mythe du charmant petit port de pêche naît ainsi.
Pourtant jusque dans les années 1920 encore, de grands capitaines de la cité commanderont parmi les plus belles unités de la marine marchande française sur les grandes lignes du Havre à New York ou de Marseille à Yokohama. En 1903, c'est même un Tropézien, Ignace Gardanne qui bat le record de traversée entre l'Angleterre et le Chili en 56 jours. Dans ce même temps, la petite cité attire ceux qui recherchent le calme, un bout du monde, isolé du reste de la Provence par le massif des Maures.
Émile Ollivier, le dernier chef de gouvernement de Napoléon III ouvrit la voie dès 1862, suivi à la fin du siècle par Octave Borrelli, bey du vice-roi d'Egypte qui fit construire un grand château qui porte encore son nom. La bâtisse couronne encore de nos jours les Parcs de Saint-Tropez. Les peintres, l'histoire est bien connue, mais aussi les écrivains puis les cinéastes après la Première Guerre mondiale s'installent dans la cité et dans le golfe.
C’est ainsi que Saint-Tropez change de visage une nouvelle fois. Rapidement le petit port devient très à la mode à cette époque et le célèbre homme de spectacle Léon Volterra n'y sera sans doute pas pour rien. Il fera l’acquisition en 1926 du château Camarat qui deviendra Voltera où furent accueillis entre autre Raimu avec qui il monta Marius de Marcel Pagnol au Théâtre de Paris, ou encore Colette qui commençait à s’offusquer de l’attrait trop touristique que prenait la ville. Volterra deviendra même maire de Saint-Tropez de 1935 à 1941. Le film de Jean Godard Pour un soir tourné dans la cité en 1931 avec dans le rôle principal Jean Gabin illustre magnifiquement ce Saint-Tropez des années folles qui perdurera encore quelque temps.
De nombreux autres films seront tournés à Saint-Tropez. On y rencontre des réalisateurs qui viennent raconter une histoire se passant en Provence comme Jean Choux qui tourne en 1929 La servante mais aussi plus curieusement ceux qui racontent une histoire dont l’intrigue se passe sous les tropiques. Ainsi, l’origine du nom de la plage de Tahiti est un hommage à la mémoire du tournage du film Aloha le chant des îles qui sortira en salle en 1937. L'année suivante c'est The Beachcomber qui sort en salle avec dans le rôle principal l'immense acteur Charles Laughton.
Après la Seconde guerre mondiale, Saint-Tropez sera plus à la mode que jamais. Les réalisateurs reviennent et dès 1954 sort en salle les Corsaires du bois de Boulogne de Norbert Carbonnaux assisté de Georges Lautner. Puis viendra le choc de l'année 1956 avec le mythique film de Roger Vadim Et Dieu créa la femme tourné en 1955 et auquel le célèbre club de la plage de Pampelonne doit son nom.
Pour la suite, nous connaissons mieux l’histoire, certainement parce que plus récente, qui verra naître le tourisme de masse et la notoriété de la ville se confirmer. Le monde entier - toutes classes sociales confondues - passe par Saint-Tropez où on lance la mode dans les années 60 et où l'on continue à tourner chefs-d'œuvre et nanars. Le port demeure aujourd'hui le plus célèbre port de plaisance du monde et la presqu'île reste encore, malgré de réels désordres environnementaux dû à sa surfréquentation, un des coins du littoral du sud de la France les plus préservés et les moins artificialisés. Et on l'aura compris, derrière une image festive se cache une histoire riche et plus secrète, celle de Tropéziens qui génération après génération ont fait le Saint-Tropez d'aujourd'hui.